lundi 30 juillet 2012

Pour un oui ou pour un non

Nathalie Sarraute, sous l’apparence de la conversation ordinaire, met à nu avec un humour et une précision diaboliques nos angoisses irrationnelles, nos peurs obscures devant l’autre, cet ennemi.

Nathalie Sarraute s’amuse à creuser le sillon de l’obsession - cette rumination paranoïde qui nous fait monter en épingle l’incident le plus banal.
Un rien, une sensation de malaise qui effleure la conscience, le sentiment d’une curieuse dissonance dans le rapport à l’autre ... mais ce qui n’était qu’une minime fissure va inévitablement s’ouvrir, s’élargir, dévoiler des abîmes insondables.

Sarraute, c’est l’art, à partir d’un rien (ce qui s’appelle rien...) d’explorer, au-delà du langage ordinaire, les multiples petits signes, les «infimes mouvements de la conscience», qui tissent les singuliers mystères qui nous relient les uns aux autres, ou qui nous séparent les uns des autres.

H.1 Essaie quand même...
H.2 Oh non... je ne veux pas...
H.1 Pourquoi? Dis-moi pourquoi?
H.2 Non, ne me force pas...
H.1 C'est donc si terrible?
H.2 Non, pas terrible... ce n'est pas ça...
H.1 Mais qu'est-ce que c'est, alors?
H.2 : C'est... c'est plutôt que ce n'est rien... ce qui s'appelle rien... ce qu'on appelle ainsi... en parler seulement, évoquer ça... ça peut vous entraîner... de quoi on aurait l'air? Personne, du reste... personne ne l'ose... on n'en entend jamais parler...
H.1 : Eh bien, je te demande au nom de tout ce que tu prétends que j'ai été pour toi... au nom de ta mère... de nos parents... je t'adjure solennellement, tu ne peux plus reculer... Qu'est-ce qu'il y a eu? Dis-le... tu me dois ça...
H.2, piteusement : je te dis : ce n’est rien qu’on puisse dire... rien dont il soit permis de parler...
H.1 Allons, vas-y...
H. 2 Eh bien, c'est juste des mots...
H.1 Des mots? Entre nous? Ne me dis pas qu'on a eu des mots... ce n'est pas possible... et je m'en serais souvenu...
H.2 Non, pas des mots comme ça... d'autres mots... pas ceux dont on dit qu'on les a “eus”... Des mots qu'on n'a pas eus”, justement... On ne sait pas comment ils vous viennent...




(...)

H. 2 : Si je ne devais plus voir ça… ce serait comme si… je ne sais pas… Oui, pour moi, tu vois… la vie est là…Mais qu’est-ce que tu as ?
H. 1 : « La vie est là, simple et tranquille… » C’est de Verlaine, n’est-ce pas ?
H.2: Oui, c’est de Verlaine… Mais pourquoi ?
H. 1 : De Verlaine. C’est ça.
H. 2 : Je n’ai pas pensé à Verlaine… j’ai seulement dit : la vie est là, c’est tout.
H. 1 : Mais la suite venait d’elle-même, il n’y avait qu’à continuer… Nous avons quand même fait nos classes…
H. 2 : Mais je n’ai pas continué… Mais qu’est-ce que j'ai à me défendre comme ça ? Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce qui te prend tout à coup ?
H. 1: Qu'est-ce qui me prend ? « Prend » est bien le mot. Oui, qu'est-ce qui me prend ? C'est que tout à l'heure, tu n'as pas parlé pour ne rien dire... tu m'as énormément appris, figure-toi... Maintenant il y a des choses que même moi je suis capable de comprendre. Cette fois-ci, celui qui a placé le petit bout de lard, c'est toi.
H. 2 : Quel bout de lard ?
H. l : C'est pourtant clair. Tout à l'heure, quand tu m'as vu devant la fenêtre... Quand tu m'as dit : «Regarde, la vie est là... » la vie est là... rien que ça... la vie... quand tu as senti que je me suis un instant tendu vers l'appât...
H. 2 : Tu es dingue.
H. 1 : Non. Pas plus dingue que toi, quand tu disais que je t'avais appâté avec les voyages pour t'enfermer chez moi, dans ma cage... ça paraissait très fou, mais tu n'avais peut-être pas si tort que ça... Mais cette fois, c'est toi qui m'as attiré...
H. 2 : Attiré où ? Où est-ce que j'ai cherché à t'attirer ?
H. l : Mais voyons, ne joue pas l'innocent... « La vie est 1à, simple et tranquille… »

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